Jeff Bezos veut rafler le marché du spatial
Intervention de Philippe BOISSAT President & Fondateur de 3i3S dans l’article
Le patron d’Amazon investit sa fortune personnelle depuis près de vingt ans dans le spatial. Son nouveau dĂ©fi.
Deux petites signatures pour Jeff Bezos, mais un grand pas pour Blue Origin. En moins de 15 jours, le patron d’Amazon a rĂ©ussi Ă placer le moteur dĂ©veloppĂ© par sa start-up spatiale dans la future fusĂ©e de ULA, la coentreprise de Boeing et Lockeed Martin qui met traditionnellement en orbite les satellites espions amĂ©ricains, et Ă arracher un contrat de 430 millions d’euros Ă l’armĂ©e de l’air amĂ©ricaine. De quoi dĂ©finitivement faire entrer sa compagnie dans la cour des grands !
Le fruit d’un travail aussi patient qu’acharnĂ©. Depuis dix-huit ans Jeff Bezos, le patron du gĂ©ant Amazon, modèle son rĂŞve spatial sans tambours ni trompette, à l’inverse d’un Elon Musk qui parade sur Twitter Ă la moindre rĂ©ussite de Space X ou encore d’un Richard Branson, le patron de Virgin Galactic. Et notre homme s’est donnĂ© les moyens de ses ambitions. Pour financer l’aventure Blue Origin, il a annoncĂ© au printemps 2017 vouloir vendre chaque annĂ©e pour 1 milliard de dollars d’actions Amazon -dont il possède 17%. Pas de quoi le mettre sur la paille : sa fortune est estimĂ©e Ă plus de 165 milliards de dollars, ce qui en fait de très loin l’homme le plus riche du monde. Une stratĂ©gie parfaitement rĂ©sumĂ©e par la devise de l’entreprise : « Gradatim Ferociter », ce qui en latin signifie, « Pas Ă pas, fĂ©rocement ».
200 000 dollars pour quatre minutes d’apesanteur !
Et avec succès, pourrait-il rajouter ! Outre ses contrats dans la dĂ©fense et le militaire, Blue Origin, qui emploie plus de 1500 salariĂ©s, devrait envoyer ses premiers touristes dans l’espace dès l’annĂ©e prochaine. Ils seront six Ă bord du New Shepard (du nom du tout premier astronaute amĂ©ricain), un lanceur suborbital qui dĂ©posera leur capsule Ă 100 kilomètres d’altitude, au-dessus de la fameuse ligne Karman dĂ©finissant la limite entre l’atmosphère terrestre et l’espace. DurĂ©e du vol : onze minutes, dont 4 en apesanteur, le tout pour environ 200 000 dollars par tĂŞte de pipe, soit tout de mĂŞme 300 dollars la seconde ! Un prix qui devrait, espère Bezos, rapidement baisser sous l’effet conjuguĂ© des avancĂ©es technologiques et des Ă©conomies d’Ă©chelles, pour faire de Blue Origin une sorte de Ryanair du tourisme spatial.
Challenger Space X et Arianespace
Et il ne s’agit lĂ que d’une première Ă©tape. Le patron du premier site de e-commerce mondial compte bien aller rapidement challenger Space X, Arianespace, ou encore ILS/Proton, qui se partagent l’essentiel du marchĂ© des lanceurs de satellites. Le New Glenn, un mastodonte de 86 mètres de haut capable de porter jusqu’Ă 13 tonnes de matĂ©riel en orbite gĂ©ostationnaire, devrait ainsi s’Ă©lancer dans les airs dès 2020 depuis la rampe de lancement de la Nasa, Ă Cap Canaveral, en Floride. Bob Smith, le bras droit de Jeff Bezos, a d’ailleurs dĂ©jĂ signĂ© quatre contrats avec des opĂ©rateurs de satellites commerciaux, dont le tout premier en 2017 avec le français Eutelsat, numĂ©ro trois mondial du secteur. Un vĂ©ritable adoubement. On ne confie en effet pas un satellite Ă 150 millions de dollars au premier venu, quand bien mĂŞme ce dernier s’appelle Jeff Bezos. « Certes, le New Shepard leur a permis de se faire la main avec des vols sub-orbitaux, mais mettre en orbite des satellites Ă 36000 km/h d’altitude est une toute autre histoire », souligne Jean Marc Astorg, le directeur des lanceurs au Centre national d’Ă©tudes spatiales (CNES) qui pense que le New Glenn ne sera pas opĂ©rationnel avant 2023.
Pour s’assurer du sĂ©rieux du programme, les dirigeants d’Eutelsat ont challengĂ© pendant des mois les Ă©quipes du lanceur amĂ©ricain. « Le projet technologique a Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© Ă nos ingĂ©nieurs, des spĂ©cialistes mondialement reconnus, qui ont tout passĂ© en revue et validĂ© son sĂ©rieux, raconte Rodolphe Belmer, le directeur gĂ©nĂ©ral d’Eutelsat. Le fait que Blue Origin ait recrutĂ© des gens jouissant d’une belle rĂ©putation dans l’aĂ©rospatiale a Ă©galement jouĂ© dans notre dĂ©cision ».
Cela Ă©tant, si le pire advenait, en clair si la fusĂ©e venait Ă exploser, Eutelsat a pris une assurance pour se couvrir, comme il est de tradition dans le secteur. Bien sĂ»r, comme pour un jeune conducteur, la prime d’assurance est du genre salĂ©e. Un surcoĂ»t qui est gĂ©nĂ©ralement dĂ©duit de la facture finale.
Des fusées réutilisables pour casser les prix
Un prix tenu secret, mais qui serait particulièrement compĂ©titif. Si quatre opĂ©rateurs ont dĂ©jĂ pris le risque de signer avec un nĂ©ophyte c’est aussi, et surtout, parce qu’un lancement sur le New Glenn coĂ»terait près de 50% moins cher que chez les concurrents. Comment expliquer une telle diffĂ©rence de tarif ? Pour commencer, les ingĂ©nieurs de Blue Origin sont quasiment partis d’un page blanche au moment de bâtir le lanceur avec pour mantra, faire encore et toujours moins cher. Ce qui les a poussĂ©s Ă opter dès le dĂ©part pour des fusĂ©es rĂ©utilisables. Enfin plus exactement pour des fusĂ©es dont le premier Ă©tage, le plus stratĂ©gique puisque c’est celui qui propulse la capsule ou le sattelites en orbite, est capable de revenir sur terre.
« Contrairement Ă ce que l’on pense gĂ©nĂ©ralement, ce n’est pas Space X qui a rĂ©ussi pour la première fois Ă faire revoler un premier Ă©tage de lanceur, mais bien Blue Origin », rappelle ainsi Jean Marc Astorg. Le premier Ă©tage du New Glenn doit ainsi pouvoir ĂŞtre rĂ©utilisĂ© jusqu’Ă 25 fois. « S’ils y arrivent, ils auront Ă l’instar de Space X un fonctionnement proche de celui d’une compagnie aĂ©rienne qui gère sa flotte d’appareils, une vraie rĂ©volution alors qu’aujourd’hui on produit des fusĂ©es Ă usage unique », souligne Maxime Puteaux, consultant senior chez Euroconsult, expert du marchĂ© des lanceurs.
Pour nombre de professionnels, cela ne suffit pas Ă expliquer les prix planchers de l’amĂ©ricain. « Tout comme Space X, Blue Origin perd massivement de l’argent sur ces vols, mais c’est une stratĂ©gie pensĂ©e pour mettre Ă genoux la concurrence, une stratĂ©gie appuyĂ©e par le gouvernement amĂ©ricain qui les sponsorise largement via les contrats d’Etat », explique ainsi un analyste. « C’est impossible Ă prouver, s’agace Philippe Boissat, le prĂ©sident du cabinet de conseil 3i3s, et quand bien mĂŞme cela serait vrai, rien n’empĂŞche l’Europe de faire de mĂŞme, en confiant tous ses satellites Ă Arianespace, ce qui est loin d’ĂŞtre le cas aujourd’hui ! »
Une navette entre la terre et la lune
Ce qui est sĂ»r, c’est que Jeff Bezos ne compte pas s’arrĂŞter Ă la mise en orbite de satellites militaires et commerciaux. Celui qui dit ĂŞtre tombĂ© amoureux de la dĂ©couverte spatiale Ă 5 ans, en regardant sur un Ă©cran noir et blanc un homme sautiller sur le sol lunaire, peaufine dĂ©jĂ ses plans pour partir à la conquĂŞte de l’espace. Lors du dernier International Space Development Conference (ISDC), qui s’est tenu en mai Ă Los Angeles, le milliardaire a d’ailleurs reçu le prestigieux prix Gerard O’Neil, du nom du physicien amĂ©ricain prĂ©curseur des travaux sur la colonisation du cosmos. Sur les vidĂ©os prises pendant cet Ă©vĂ©nement, on peut voir notre homme, costume gris cintrĂ© et chemise noire, expliquer trophĂ©e en main que, « la mise en place de colonies sur la Lune sera la prochaine Ă©tape logique de l’exploration spatiale. Des millions de personnes vivront et travailleront dans l’espace dans une centaine d’annĂ©es ». Et il compte bien en ĂŞtre : Blue Origin est dĂ©jĂ en discussion avec la Nasa et l’Agence spatiale europĂ©enne pour se faire financer une sorte de navette cargo capable de relier la Lune et la Terre. Durant l’ISDC, l’entrepreneur a d’ailleurs tracĂ© les contours d’un vĂ©ritable service d’expĂ©dition spatial, dont les entrepĂ´ts seraient basĂ©s sur la lune, capable de fournir du matĂ©riel aux diffĂ©rentes missions interplanĂ©taires. En somme, un Amazon du Cosmos !
S&D Magazine ( Septembre -Octobre 2018 N°25) Dossier pages 46 à 49
 « Cybersécurité satellitaire et spatiale : enjeux stratégiques économiques, scientifiques, politiques, sociaux et historiques »
  Dr Isabelle TISSERAND Vice -Présidente du département cybersecurité de 3i3s
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